75

J’ai failli

mourir, tu sais, dit Nick.

Tom et lui marchaient sur le trottoir désert. Le vent hurlait sans cesse, interminable fantôme de train filant dans le ciel noir, faisant d’étranges hululements au fond des ruelles. Hhhhououou, aurait dit Tom éveillé, et il aurait pris ses jambes à son cou. Mais il n’était pas éveillé – pas exactement – et Nick était avec lui. La neige fondue lui donnait de petits baisers froids sur les joues.

– Ah bon ! dit Tom, ah putain de putain !

Nick éclata de rire. Sa voix était grave et chantante, une belle voix. Tom adorait l’écouter parler.

– Eh oui. Et tu as bien raison de dire putain de putain. La grippe ne m’a pas eu, mais une petite égratignure à la jambe m’a presque fait crever. Regarde ça.

Apparemment insensible au froid, Nick déboutonna son jeans et le fit descendre jusqu’à ses pieds. Curieux, Tom se pencha, comme un petit garçon à qui l’on donne l’occasion de jeter un coup d’œil sur une verrue poilue ou sur une intéressante blessure. Et le long de la jambe de Nick, on voyait une vilaine plaie, à peine cicatrisée. Elle commençait très haut à l’intérieur de la cuisse et descendait en tire-bouchon jusqu’au genou, puis à la moitié du mollet où elle finissait par s’effacer.

– Et c’est ça qui t’a

presque tué ?

Nick remonta son jeans et rattacha sa ceinture.

– Ce n’était pas profond, mais la plaie s’est infectée. Une infection, c’est quand des microbes rentrent dedans. C’est parfois très dangereux, Tom. La super-grippe, c’était une infection qui a tué tout le monde. Et ceux qui ont fabriqué le microbe, ils avaient une infection eux aussi. Une infection dans la tête.

– Ah bon… une infection…, murmura Tom, fasciné.

Ils marchaient à nouveau, flottant presque sur le trottoir.

– Tom, Stu a une infection en ce moment.

– Non… non, ne dis pas ça, Nick…

tu fais peur à Tom Cullen, putain oui, tu lui fais peur !

– Je sais, Tom. Je suis désolé. Il faut que tu saches. Il fait une pneumonie double, une maladie qui attaque ses deux poumons. Il a dormi dehors pendant près de quinze jours. Il faut que tu fasses certaines choses pour lui. Et même comme ça, il va presque certainement mourir. Il faut t’y préparer.

– Non, il faut pas que…

– Tom, dit Nick en posant la main sur son épaule, mais Tom ne sentit rien… comme si la main de Nick n’était que de la fumée. S’il meurt, toi et Kojak, vous devez continuer. Vous devez rentrer à Boulder pour leur dire que vous avez vu la main de Dieu dans le désert. Si c’est la volonté de Dieu, Stu viendra avec vous… à son heure. Si c’est la volonté de Dieu que Stu meure, alors il mourra. Comme moi.

– Nick, s’il te plaît…, suppliait Tom.

– Je t’ai montré ma jambe pour une bonne raison. Il y a des pilules contre les infections. Comme ici.

Tom regarda autour de lui et fut surpris de voir qu’il n’était plus dans la rue. Ils étaient dans un magasin plongé dans le noir. Une pharmacie. Un fauteuil roulant était accroché au plafond, comme un étrange cadavre mécanique. Une pancarte à droite de Tom annonçait : ARTICLES POUR LES ÉNURÉTIQUES.

– Oui, monsieur ? Vous désirez ?

Tom se retourna. Nick était derrière le comptoir en blouse blanche.

– Nick ?

– Certainement, monsieur, répondit Nick en alignant une série de petits flacons devant Tom. Voici de la pénicilline. Excellent contre la pneumonie. Ceci est de l’ampicilline, et ici nous avons de l’amoxicilline. Excellent également. Voici de la V-cilline, administrée surtout aux enfants. Elle peut donner des résultats si les autres ne sont pas efficaces. Le malade devrait boire beaucoup d’eau et de jus de fruits, mais la chose n’est peut-être pas possible. En ce cas, donnez-lui donc ceci. Ce sont des pastilles de vitamine C. Il faut également le faire marcher…

Je vais pas pouvoir me souvenir de tout ça ! gémit Tom.

– J’ai bien peur d’être obligé de vous demander de faire un effort, car il n’y a personne d’autre. Vous êtes tout seul.

Tom se mit à pleurer.

Nick se pencha en avant. Son bras se précipitait sur lui. Il ne sentit pas le coup – à nouveau, Nick était comme de la fumée qui passait à côté de lui, peut-être même à travers lui – mais Tom sentit sa tête basculer en arrière quand même. Et quelque chose dans sa tête parut se briser.

– Arrête ça ! Tu ne

peux plus être un bébé, Tom ! Sois un homme ! Pour l’amour de Dieu, sois un homme !

Tom regarda Nick, la main sur la joue, les yeux écarquillés.

– Fais-le marcher, dit Nick.

Fais-le marcher sur sa bonne jambe. Traîne-le s’il le faut. Mais ne le laisse pas couché sur le dos, sinon il va se noyer.

– Il a changé, disait Tom. Il crie… il crie à des gens qui ne sont pas là.

– C’est qu’il délire. Fais-le marcher quand même. Autant que tu peux. Fais-lui prendre de la pénicilline. Un comprimé à la fois. Donne-lui de l’aspirine. Tiens-le au chaud. Prie. Voilà ce que tu peux faire.

– D’accord, Nick. Je vais essayer d’être un homme. Je vais essayer de me souvenir. Mais j’aimerais bien que tu sois là, putain, oui !

– Fais de ton mieux, Tom. C’est tout.

Nick n’était plus là. Tom se réveilla et se retrouva debout dans la pharmacie déserte, devant le comptoir. Quatre flacons remplis de capsules étaient alignés sur la tablette de verre. Tom les regarda un long moment, puis les mit dans un sac.

Tom revint à

quatre heures du matin, les épaules poudrées de givre. Dehors, le jour commençait à percer et l’on voyait une mince ligne de lumière à l’est. Kojak se répandit en aboiements frénétiques de bienvenue, Stu gémit et se réveilla. Tom s’agenouilla à côté de lui.

– Stu ?

– Tom ? J’ai du mal à

respirer.

– J’ai des médicaments. Nick m’a montré. Tu prends ça et l’infection s’en va. Tu en prends une tout de suite.

Du sac qu’il avait apporté avec lui, Tom sortit les quatre flacons de capsules et une grande bouteille de jus d’orange.

Nick s’était trompé à propos du jus de fruits. Il y en avait en abondance au supermarché de Green River.

Stu approcha les flacons tout près de ses yeux.

– Tom, où as-tu trouvé ça ?

– À la pharmacie. C’est Nick qui me les a donnés.

– Non, la vérité…

– C’est la vérité ! Tu dois d’abord prendre la pénicilline pour voir si ça marche. C’est lequel la pénicilline ?

– Celui-là… mais Tom…

– Non. Tu dois les prendre. C’est Nick qui l’a dit. Et tu dois marcher.

– Je ne peux pas marcher. J’ai la jambe foutue. Je suis malade.

Stu avait pris une voix geignarde, une voix de malade grognon dans sa chambre.

– Il faut. Ou bien je vais te traîner.

Stu perdit le contact ténu qu’il gardait avec la réalité. Tom glissa une capsule de pénicilline dans sa bouche et Stu l’avala mécaniquement quand il lui fit boire du jus d’orange. Stu se mit à tousser à fendre l’âme et Tom prit sur lui de lui donner de grandes tapes dans le dos, comme à un bébé qui ne veut pas faire son rot. Puis il força Stu à se mettre debout sur sa bonne jambe et commença à le traîner d’un bout à l’autre de la réception, tandis que Kojak les suivait avec un air inquiet.

– S’il te plaît, Dieu, disait Tom. S’il te plaît, Dieu. S’il te plaît, Dieu.

– Je sais où je peux lui trouver une planche à laver, Glen ! hurla Stu tout à coup. Dans le magasin d’instruments de musique ! J’en ai vu une en vitrine !

– S’il te plaît, Dieu, continuait Tom d’une voix haletante.

La tête de Stu roula sur son épaule, chaude comme un four. Sa jambe cassée traînait derrière, inutile.

Boulder n’avait jamais semblé aussi loin que ce lugubre matin.

Le combat de Stu contre la pneumonie dura deux semaines. Il but des litres et des litres de jus d’orange, de jus de tomate, de jus de raisin, de jus de pomme. Mais ce n’est que rarement qu’il sut ce qu’il buvait. Son urine était acide et sentait fort. Il se mouillait comme un bébé. Et, comme ceux d’un bébé, ses excréments étaient jaunes et liquides, parfaitement impossibles à retenir. Tom le nettoyait. Tom le traînait dans la réception de l’Utah Hotel et Tom attendait la nuit où il se réveillerait, non pas parce que Stu délirerait dans son sommeil, mais parce que sa respiration laborieuse se serait finalement arrêtée.

La pénicilline provoqua une vilaine éruption rouge au bout de deux jours et Tom passa à l’ampicilline. Ce fut mieux. Le 7 octobre, Tom se réveilla le matin pour trouver Stu dormant d’un sommeil plus profond qu’il ne l’avait fait depuis longtemps. Son corps était trempé de sueur, mais son front était frais. La fièvre avait baissé durant la nuit. Pendant les deux jours qui suivirent, Stu ne fit pratiquement que dormir.

Tom devait se battre pour le réveiller le temps de prendre ses capsules et des morceaux de sucre chipés au restaurant de l’hôtel.

Stu fit une rechute le 11 octobre et Tom eut terriblement peur que ce ne soit la fin. Mais la fièvre ne monta pas autant et sa respiration ne fut jamais aussi épaisse et laborieuse qu’elle l’avait été ces terribles matins du 5 et du 6.

Le 13 octobre, Tom qui somnolait dans un fauteuil, abruti de fatigue, se réveilla pour trouver Stu debout qui regardait autour de lui.

– Tom, murmura-t-il. Je suis vivant.

– Oui ! s’exclama Tom

joyeusement. Putain, oui !

– J’ai faim. Est-ce que tu pourrais trouver une boîte de soupe quelque part, Tom ? Et des nouilles peut-être ?

Le 18, il avait commencé à retrouver ses forces. Il pouvait se promener cinq bonnes minutes dans la réception en s’aidant des béquilles que Tom lui avait rapportées de la pharmacie. Sa jambe cassée le démangeait furieusement, maintenant que les os commençaient à se ressouder. Le 20 octobre, il sortit pour la première fois, dans un épais caleçon long, gilet de flanelle assorti, emmitouflé dans un énorme manteau en peau de mouton.

La journée était chaude et ensoleillée, mais le fond de l’air restait frais. À Boulder, c’était peut-être encore la mi-automne, l’époque où les trembles resplendissaient de leurs ors. Mais ici, l’hiver était si proche qu’on l’aurait cru à portée de la main. On pouvait même voir de petites plaques de neige glacée, granuleuse, dans les endroits ombragés où le soleil ne parvenait Jamais.

– Je ne sais pas, Tom. Je pense que nous pouvons aller jusqu’à Grand Junction, mais après ça, je ne sais vraiment pas. Il va y avoir beaucoup de neige dans les montagnes. Et je n’ose pas bouger avant quelque temps, de toute façon. Je dois reprendre des forces.

– Combien de temps ça va te prendre pour que tu les retrouves, toutes ces forces-là ?

– Je ne sais pas, Tom. On verra bien.

Stu était

résolu à ne pas avancer trop vite, à ne pas forcer – il avait frôlé la mort d’assez près pour vouloir profiter maintenant de sa convalescence. Ils déménagèrent de la réception pour s’installer dans deux chambres communicantes, au fond du couloir du rez-de-chaussée. La chambre d’en face allait être pour quelque temps la niche de Kojak. La jambe de Stu était effectivement en train de se réparer mais, comme les fractures n’avaient pas été convenablement réduites, elle ne serait jamais aussi droite qu’avant, à moins que George Richardson ne la recasse pour tout remettre en place. De toute façon, il allait certainement boiter quand il laisserait tomber ses béquilles.

Tant pis ! Il se mit au travail, essayant de redonner du tonus à ses muscles. Il allait sûrement falloir du temps pour que sa jambe retrouve ne serait-ce que soixante-quinze pour cent de son efficacité, mais apparemment il allait avoir tout l’hiver pour l’exercer.

Le 28 octobre, Green River disparaissait sous près de quinze centimètres de neige.

– Si nous ne nous décidons pas rapidement, dit Stu à Tom tandis qu’ils regardaient tomber la neige, nous sommes partis pour passer tout l’hiver à l’Utah Hotel.

Le lendemain, ils se rendirent avec la Plymouth jusqu’à la station-service, à la sortie de la ville. S’arrêtant souvent pour souffler, demandant l’aide de Tom quand il fallait de la force, il remplaça les pneus arrière qui avaient autant d’adhérence que des savonnettes par des pneus à crampons. Stu pensa changer de véhicule pour faire la route en 4

x 4. Mais il avait finalement décidé, parfaitement irrationnellement, de ne pas changer de monture puisque celle-ci leur avait porté chance jusque-là. Tom acheva de la préparer en chargeant quatre sacs de sable de vingt-cinq kilos dans le coffre de la Plymouth. Et ils sortirent de Green River la veille de la Toussaint, en direction de l’est.

Ils arrivèrent

à Grand Junction le 2 novembre à midi. Juste à temps, car ils n’auraient pas eu plus de trois heures encore devant eux. Le ciel avait été d’un gris de plomb toute la matinée et, au moment où ils débouchèrent sur la grand-rue, les premiers flocons de neige commencèrent à tomber sur le capot de la Plymouth. Cette fois c’était sérieux. Le ciel promettait une vraie tempête.

– Choisis ton endroit, dit Stu. Nous risquons de rester ici un bon bout de temps.

– Ici ! Le motel avec

une étoile ! dit Tom.

Le motel avec l’étoile était le Grand Junction Holiday Inn. Au-dessous de l’enseigne, une marquise où l’on pouvait encore lire ce message en lettres rouges de plastique : NVENUE

AU FESTIV D’ÉTÉ 90 DE GR ND JUNC ! 12 JUIN – 4 JUI ET !

– D’accord, dit Stu. Allons-y pour le Holiday Inn.

Il se gara et arrêta le moteur de la Plymouth qui, à sa connaissance, n’allait plus jamais tourner. À deux heures de l’après-midi, les flocons clairsemés s’étaient transformés en un épais rideau blanc qui tombait inlassablement, sans un bruit. À quatre heures, le vent léger s’était transformé en une véritable bourrasque qui balayait la neige, l’empilant en congères à une vitesse presque hallucinante. Il neigea toute la nuit. Quand Stu et Tom se levèrent le lendemain matin, ils découvrirent Kojak assis devant les grandes portes doubles de la réception, regardant dehors un monde blanc complètement paralysé. Rien ne bougeait, à l’exception d’un seul geai bleu qui se promenait sur le store en lambeaux d’un magasin, de l’autre côté de la rue.

– Salerpipopette, bafouilla Tom. Ça, c’est de la neige, pour sûr.

Stu hocha la tête.

– Et comment qu’on va

rentrer à Boulder là-dedans ?

– Il va falloir attendre le printemps.

– Quoi ?

Tom avait l’air affreusement déçu et Stu prit le grand garçon par les épaules.

– On va voir le temps passer, dit-il.

Mais même ainsi, il n’était pas sûr que Tom et lui puissent attendre aussi longtemps.

Stu gémissait

et haletait dans le noir depuis quelque temps. Finalement, il poussa un cri assez fort pour se réveiller. Quand il sortit de son rêve, il était dans sa chambre de motel, au Holiday Inn, dressé sur les coudes, les yeux écarquillés, regardant dans le vide. Il poussa un long soupir, chercha à tâtons la lampe sur la table de chevet et actionna deux fois l’interrupteur avant de se souvenir. C’était drôle comme le souvenir de l’électricité refusait de s’éteindre. Il trouva la lampe Coleman par terre et l’alluma. Quand ce fut fait, il se servit du pot de chambre. Puis il s’assit devant le bureau, regarda sa montre et vit qu’il était trois heures et quart du matin.

Ce rêve encore. Frannie. Un cauchemar.

Toujours le même. Frannie qui souffrait, le visage baigné de sueur. Richardson entre ses cuisses, et Laurie Constable debout à côté de lui pour l’aider. Les pieds de Fran reposaient sur des supports d’acier inoxydable…

Pousse, Frannie. Pousse fort. C’est bien. Très bien.

Mais à voir les yeux de George au-dessus de son masque, Stu savait que ça n’allait pas du tout. Quelque chose n’allait pas. Laurie essuyait le visage de Frannie, écartait les cheveux qui recouvraient son front.

Accouchement par le siège.

Qui avait dit cela ? Une voix sinistre, désincarnée, grave et traînante, comme une voix sur un 45 tours que l’on fait jouer à 33 1/3.

Naissance par le siège.

La voix de George : Tu ferais mieux d’appeler Dick. Dis-lui que nous allons peut-être devoir…

La voix de Laurie : Docteur, elle perd beaucoup de sang…

Stu alluma une cigarette. Elle n’avait aucun goût mais après ce rêve, elle lui fit tout de même du bien. Un rêve d’anxiété, c’est tout. Tu as cette idée typiquement macho que les choses tournent mal si tu n’es pas là. Alors, remets tout ça dans ta poche, Stuart, et ton mouchoir par-dessus. Elle va bien. Tous les rêves ne se réalisent pas.

Mais trop de rêves s’étaient réalisés depuis six mois. L’impression qu’on lui faisait entrevoir l’avenir dans ce cauchemar où il revoyait sans cesse l’accouchement de Fran refusait de le quitter.

Il écrasa sa cigarette sans en avoir fumé la moitié et regarda fixement le globe de la lampe à gaz. C’était le 29 novembre ; ils étaient prisonniers dans le Holiday Inn de Grand Junction depuis près de quatre semaines. Le temps avait passé lentement, mais ils avaient réussi à se tenir occupés avec une ville entière à piller pour se distraire.

Stu avait trouvé une génératrice Honda dans un magasin. Tom et lui l’avaient ramenée au Palais des congrès, en face du Holiday Inn, en l’installant avec un palan à chaîne sur un traîneau tiré par deux motoneiges – méthode qui somme toute n’était pas tellement différente de celle que La Poubelle avait utilisée pour apporter son dernier cadeau à Randall Flagg.

– Qu’est-ce que tu veux faire avec ? demanda Tom. Amener l’électricité au motel ?

– Oh non, elle est trop petite pour ça.

– Alors quoi ?

Tom dansait d’impatience.

– Tu verras bien.

Ils installèrent la génératrice dans l’armoire électrique du Palais des congrès, et Tom l’oublia bientôt – ce qui était exactement ce que Stu espérait. Le lendemain, Stu se rendit en motoneige au Cineplex de Grand Junction. Toujours avec l’aide du palan et du traîneau, il descendit un vieux projecteur 35 millimètres par la fenêtre du premier étage qui donnait sur le débarras où Stu avait découvert la machine au cours d’un de ses voyages d’exploration. On l’avait enveloppée dans du plastique… puis oubliée là, à en juger par la couche de poussière qui la recouvrait.

Même si sa jambe allait beaucoup mieux, il lui avait fallu près de trois heures pour déplacer le projecteur de l’entrée du Palais des congrès jusqu’au centre de la salle. Il s’attendait à voir Tom apparaître d’un moment à l’autre. Bien sûr, s’il était venu donner un coup de main, le travail aurait avancé plus vite, mais il n’y aurait plus eu de surprise. Tom vaquait à ses propres affaires et Stu ne le vit pas de la journée.

Lorsqu’il rentra au Holiday Inn vers cinq heures, les joues comme des pommes d’api, une écharpe autour du cou, la surprise était prête.

Stu avait apporté les six films qu’on jouait au Cineplex Grand Junction.

– Viens avec moi au Palais des congrès, dit Stu d’un air détaché quand ils eurent terminé de dîner.

– Pour faire quoi ?

– Tu vas bien voir.

Une rue à traverser, et ils étaient rendus. À l’entrée, Stu tendit à Tom une boîte de pop-corn.

– Pourquoi ?

– On peut pas regarder un film sans pop-corn, gros bêta.

UN FILM !

– Évidemment.

Tom se précipita dans la salle. Il vit le gros projecteur, déjà installé, le film monté. Il vit le grand écran abaissé. Il vit deux chaises pliantes au milieu de l’énorme salle vide.

– Ouch ! murmura-t-il, et rien n’aurait pu mieux récompenser Stu de sa peine que son expression d’émerveillement.

– J’ai travaillé trois étés au drive-in de Braintree expliqua Stu. J’espère que je sais encore réparer si le film casse.

– Ouch ! fit encore Tom.

– Il va falloir attendre un peu entre les bobines. J’allais quand même pas me coltiner une deuxième machine.

Stu enjamba l’écheveau de fils qui reliait le projecteur à la génératrice Honda installée dans le placard électrique, puis il tira la poignée noire du démarreur. La génératrice commença à tourner joyeusement. Stu referma de son mieux la porte du placard pour assourdir le bruit du moteur et il éteignit toutes les lumières. Cinq minutes plus tard, ils étaient assis côte à côte et regardaient Sylvester Stallone tuer des centaines de trafiquants de drogue dans Rambo IV. La bande sonore leur arrivait en Dolby par les seize haut-parleurs du Palais des congrès, parfois si fort qu’il en devenait difficile de suivre le dialogue (assez mince il est vrai)… mais tous les deux adorèrent le spectacle.

Et maintenant, Stu souriait en repensant à cette soirée. Si quelqu’un l’avait vu faire, il l’aurait sans doute trouvé idiot – pourquoi ne pas brancher un magnétoscope sur une génératrice beaucoup plus petite et regarder des centaines de films, sans même sortir du Holiday Inn ? Mais pour lui, un film regardé à la télévision n’avait jamais été la vraie chose. Pourtant, ce n’était pas exactement l’explication non plus. L’explication, c’était tout simplement qu’ils avaient du temps à tuer…

et que certains jours ce temps-là avait vraiment la vie dure.

Le deuxième film était une nouvelle version de l’une des dernières bandes dessinées de Disney, Oliver et Compagnie, jamais sorti sur vidéo-cassette. Tom ne se lassait pas de le regarder, riant comme un enfant aux pitreries d’Oliver, d’Artful Dodger et de Fagin qui habitaient une péniche à New York et dormaient dans un fauteuil d’avion.

Mais il n’y avait pas que le cinéma. Stu avait construit plus de vingt modèles réduits de voitures dont une Rolls-Royce de deux cent quarante pièces qui se vendait soixante-cinq dollars avant la super-grippe. Tom avait aménagé un étrange mais saisissant décor qui couvrait la moitié du parquet de la salle de bal du Holiday Inn, prenant pour matières premières du papier journal, de la colle, du plâtre et des colorants alimentaires. Il l’avait baptisé Base lunaire Alpha. Oui, ils s’étaient occupés, mais…

Ce que tu penses est complètement fou.

Il fléchit la jambe. Elle allait mieux qu’il ne l’aurait jamais espéré, en partie grâce à la salle de conditionnement physique du Holiday Inn. Elle était encore très raide et lui faisait un peu mal, mais il pouvait boitiller sans ses béquilles. Elles avaient bien travaillé, qu’elles se reposent maintenant. Stu était sûr de pouvoir montrer à Tom comment piloter une de ces motoneiges qui sommeillaient dans presque tous les garages de la ville. Trente kilomètres par jour, un abri de plastique, de gros sacs de couchage, une bonne provision de concentrés lyophilisés…

Voyons donc, et quand une avalanche vous tombera dessus dans un col, vous n’aurez qu’à lui faire peur avec un sachet de carottes lyophilisées pour qu’elle s’en aille ailleurs. Complètement dingue !

Mais pourtant…

Il écrasa sa cigarette et éteignit la lampe de camping. Mais il attendit longtemps le sommeil.

Tom, tu as

vraiment très envie de rentrer à Boulder ? demanda-t-il alors qu’ils prenaient leur petit déjeuner.

– Pour voir Fran ? Dick ?

Sandy ? Putain, oui ! Tu crois qu’ils ont donné ma petite maison à un autre ?

– Non, certainement pas. Écoute, est-ce que tu serais prêt à prendre des risques ?

Tom le regarda, étonné. Stu allait essayer de mieux lui expliquer, quand Tom répondit : – Putain, il y a toujours des risques, non ?

Et la décision fut ainsi prise, sans autre forme de procès. Ils partirent de Grand Junction le dernier jour du mois de novembre.

le fléau
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